lundi 10 décembre 2018

Lettre à ma nouvelle grande famille

Bonjour tout le monde,
Je m’appelle Louis, j’ai 3 ans et je vivais jusqu'ici à Bogotá. Ça, je sais que vous le saviez déjà ! On ne se connait pas encore mais je sais aussi que vous entendez parler de moi depuis longtemps.
Comme vous vous en doutez, j’ai déjà vécu, à mon jeune âge, tout un destin ! Si ma vie avait été facile, je n’aurai pas eu besoin qu’on me trouve une nouvelle famille à l’autre bout du monde. C’est justement parce que j’ai déjà vécu de nombreuses épreuves que je souhaite que tout se passe le mieux possible lorsque je vais arriver dans la vie de mes nouveaux parents, et dans votre vie à vous aussi.
Une chose est certaine, mes parents auront besoin de vous avant, pendant et après mon arrivée. Moi, je vais avoir besoin de vous pour le reste de ma vie, mais pas pendant les premiers mois... Je sais, c’est étrange. Une adoption, ce n’est pas tout à fait comme une naissance. Laissez moi vous expliquer pourquoi.
Dans le contexte d’une naissance, le bébé n’a pas encore vécu de mauvaises expériences lorsqu’il rencontre ses parents. Il connait sensoriellement sa maman biologique puis il va découvrir son papa puis vous doucement, tranquillement, par étapes.  Il ne vous viendrait pas à l’idée de vous imposer pour empêcher la maman de donner le sein ou de toujours remplacer le papa pour donner le biberon. Vous savez que pendant les premiers mois, le bébé a surtout besoin des soins de ses deux parents pour s’attacher solidement à eux avant de s’attacher solidement à vous par la suite.
Pour toutes sortes de raison complexes et qui ne sont pas de ma faute à moi, je n’ai pas eu cette chance de rester physiquement, sensoriellementémotivement proche de ma maman et de mon papa. Ils ont disparu dans l’univers en me laissant en grand danger, à cause du choc physique et émotif de leur disparition. Oui, mon petit corps se souvient d’avoir eu peur, d’avoir été triste au point de ne plus vouloir vivre, au point de penser que je devais être un mauvais bébé, un bébé avec peu de valeur et d’importance pour qu’on arrête ainsi subitement de me protéger. J’étais bien trop petit pour comprendre que ce sont toujours des problèmes d’adultes qui causent des abandons, pas des défaut de l’enfant lui-même. Quand je serai plus grand, je vais pouvoir comprendre que ce n’est jamais jamais la faute des bébés lorsqu’ils sont abandonnés. Ce fut une grande épreuve mais j’y ai survécu. Car oui, je suis un survivant !  Vous savez, beaucoup de bébés humains se laissent mourir quand ils sont séparés de leur première maman. Pas moi ! Mais je ne savais pas que ce n’étais pas encore fini...
Ensuite, j’ai aussi dû survivre pendant 18 mois dans des conditions de vie qu'on a essayé de me rendre les meilleures possibles. Mais même quand on s'occupait bien de moi, ce n'est pas la même chose qu'un papa et une maman. Pour survivre, j’ai sur-utilisé mes émotions de survie (colère, tristesse, peur) ce qui a nuit au développement des autres fonctions de mon cerveau, celles qui existent pour apprendre que la vie est belle (joie, plaisir, désir).   
En écrivant cela, je ne veux absolument pas que vous ayez pitié de moi. Ce qui m’est arrivé est triste, injuste, mais je ne veux pas être vu comme une victime. Je veux être vu comme un survivant qui a plein de ressources. Je souhaite qu’on me regarde avec compassion pour tout le travail que j’aurai à faire afin de reprendre mon développement et avoir enfin un vie heureuse. Je suis résiliant mais cela ne suffira pas. J’aurai besoin de mes parents et de vous. Je veux que vous deveniez mes tuteurs de résilience. Comme on met un tuteur à un tournesol pour qu’il pousse bien vers le soleil, vous serez mes tuteurs pour pousser en beauté et en santé.
Vous devez savoir que l’attachement n’a rien à voir avec l’amour. L’attachement c’est un lien fort, un lien permanent de sécurité, de confiance, de conviction, la conviction d’être tellement spécial pour quelqu’un qu’il ne vous quittera jamais. Lorsqu’un enfant est en relation d’attachement sécurisé avec son parent, il sait, il sait que son parent ne l’abandonnera jamais, qu’il répondra toujours à ses besoins et qu’il le protègera toujours des dangers. Le sentiment d’amour, pour un enfant, arrive dans son cœur et dans son âme après l’attachement comme on met une cerise sur le gâteau.
Moi, j’ai appris que j’étais petit, vulnérable, dépendant et que j’avais besoin d’un adulte pour survivre… Mais de n’importe quel adulte. Ce qui sera le plus difficile et le plus important dans mon avenir c’est donc de réussir à faire confiance et à me sentir en sécurité avec mon nouveau papa et ma nouvelle maman, à les considérer comme des adultes spéciaux, irremplaçables. Le plus ardu sera d’abord de tisser avec eux un lien d’attachement solide et permanent alors que tous les autres liens que j’ai vécus se sont coupés.  Tout mon être aura peur au début qu’eux aussi disparaissent, qu’ils ne décodent pas mes besoins et n’y répondent pas de façon rapide, chaleureuse et prévisible, qu’ils ne me voit pas comme spécial, unique, digne d’amour et d’investissement. Comment cela pourrait il en être autrement ? Jusqu’à mon adoption, je n’avais rien vécu d’autre ! J’ai appris avec courage à m’adapter, à m’ajuster mais pas à m’attacher.
Cela prendra du temps avant que je puisse me rassurer, reprendre des forces, m’attacher, m’accrocher à eux. Il faudra que ce soit eux seuls qui répondent à tous mes besoins de survie – me faire manger et boire, me consoler et me soigner- pendant plusieurs mois avant que je sois convaincu que c’est vrai, possible, réel et merveilleux. Cette étape m’est nécessaire avant de comprendre que je peux vraiment compter sur eux et qu’ils semblent vraiment aimer s’occuper de moi. Car l’attachement se tisse lorsqu’un enfant vit une détresse et que son parent apaise cette détresse. Cela devra se répéter des milliers de fois avant de s’imprimer dans mon cerveau pour toujours. 
Une fois que je serai rassuré, une fois que j’aurai senti et vécu ces liens apaisants, je pourrai confier ma vie, ma santé et ma sécurité à mes nouveaux parents. Je serai enfin disponible pour créer d’autres liens avec vous, tous les membres de ma nouvelle famille.
Je sais que ce que je vous demande est difficile et très différent de vos espérances. Vous trouverez pénible de ne pas pouvoir me cajoler, me câliner tout de suite. Cela vous demandera beaucoup de sacrifices. Vous devrez mettre vos besoins (bien légitimes pourtant) en pause pour quelques temps. .. pour  mieux reprendre ensuite, je vous le promets !
La meilleure façon de m’accueillir et de commencer à m’aimer est de respecter le cocon physique et affectif dont papa et maman m’enveloppent. Plus je serai capable de fabriquer ce lien avec eux, plus je saurai ensuite comment le faire avec vous. Ce serait au dessus de mes forces de tisser quatre, cinq ou six liens en même temps. Cela ressemblerait tellement à ce que j’ai vécu en pré-adoption que je continuerai à entretenir des relations superficielles uniquement utilitaires pour le reste de ma vie. Je sais que c’est la dernière chose que vous souhaitez. 
Alors, comment pouvez-vous m’être utile ? En prenant soin de mes parents. En leur offrant de l’aide concrète, des petits plats, de l’aide pour les courses, le ménage… En respectant notre intimité les premiers temps. Puis en faisant de courtes visites pour jouer avec moi peut-être, mais pas tout de suite pour me soigner, me nourrir, me bercer ou me garder. Je vais ainsi me laisser apprivoiser par vous, d’abord de loin comme le Petit Prince avec son renard mais sans compter sur vous pour ma survie, au moins au début.  
Puis quelques mois après l’adoption, quand mon Papa et ma Maman verront assez de signes d’attachement, ils auront besoin de répit.  YOUPI ! Et c’est à ce moment là que je me montrerai disponible pour m’attacher à vous. Vous pourrez venir me garder 30 minutes, puis une heure puis deux heures pendant lesquelles vous pourrez enfin me bercer, me nourrir, me chatouiller, me chanter des chansons, jouer avec moi, me consoler, me coucher.
 
Vous savez, pour grandir en beauté, en santé, pour apprendre à m’aimer moi-même puis pour apprendre à aimer la vie, j’aurai besoin de toute la famille. Pas tout de suite, un peu plus tard, seulement, mais pour toujours.
Donnez-moi d’abord le temps de réparer  mes blessures d’attachement avec mes deux parents. Vous m’avez attendu pendant plusieurs années. Est-ce trop de vous demander encore trois ou quatre mois ? Notre nouvelle relation en sera encore plus belle, plus forte et plus utile pour vous et pour moi. Je  vous remercie déjà car je sais que vous me comprenez mieux maintenant. Je compte sur votre expérience et votre sagesse durement acquise pour soutenir mes parents.
J’ai très hâte de vous connaître. Il parait que lorsqu’on est prêt, avoir des grands-parents, des tontons, des taties, des cousins, des cousines... qui nous aiment et qui nous gâtent est une chose formidable !
  
Louis
Lettre librement inspirée de la "lettre aux grands parents" écrite par Johanne Lemieux, psychologue québecoise spécialisée en adoption, que je trouve très juste (même si à adapter à chaque situation réelle : chaque enfant a besoin d'un temps différent pour s'attacher, et ne pas intervenir dans les soins "vitaux" n'exclut pas les visites et les jeux !). Je la connaissais depuis longtemps, mais à quelques jours de rentrer en France avec notre petit grand de 3 ans à l'histoire d'attachement bien particulière, j'ai une conscience sans doute plus aigüe des défis qu'il va devoir relever pour tisser avec nous un lien unique et précieux qui nous identifie bien comme ses parents, et pas des adultes supplémentaires qui passent dans sa vie.

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